En
tant que médecin, ma formation m'a amené à travailler pendant une
dizaine d'années dans les hôpitaux publics.
Durant
mes années hospitalières, les circonstances entraînaient parfois
le centre départemental de soins où j'exerçais à se voir
ponctuellement qualifié d'« hôpital sous tension ».
Prenant
ma garde le vendredi soir, le cadre de santé de permanence me
contactait pour me donner le conseil de ne pas hospitaliser de
patient dans le week-end, car il n'y avait pas de place pour en
accueillir! L'ordre consistait donc à orienter les appels
téléphoniques vers d'autres établissements de soins de la région,
et de faire en sorte que les urgences dirigées malgré tout vers mes
soins n'aient pas besoin d'un lit...
Cette
situation pouvait se reproduire chaque année sur quelques jours,
principalement en hiver, en fonction des pics épidémiques grippaux
et des périodes de congés des personnels (avec fermeture
temporaires d'ailes de service).
Cette
désorganisation transitoire justifiait également d'abuser du
dévouement des personnels paramédicaux, en chamboulant leurs
agendas du jour au lendemain, pour pallier à une absence pour arrêt
maladie d'un côté, ou supprimer une récupération de l'autre.
Il
n'y a donc rien d'étonnant à mes yeux, dans les circonstances
pandémiques actuelles d'un afflux lent mais régulier de malades
vieillissants, sur deux hivers consécutifs, que cette « tension »
devienne la règle de gestion de nos hôpitaux. Le Covid n'est que la
goutte d'eau qui fait déborder un vase hospitalier qu'on a
volontairement laissé se remplir depuis de nombreuses années.
Cette
problématique éclabousse maintenant toute la population, car en
voulant pallier les carences accumulées dans l'accueil des malades,
la seule solution qui s'est imposée aux responsables sanitaires est
celle d'un confinement général.
La
saturation prolongée de notre système de soins public ne constitue
pourtant pas une surprise, le contexte ayant été rapporté à de
multiples reprises jusque dans la rue par les acteurs de la santé en
France.
Les
soignants soignent, les bureaucrates dirigent.
Dans
notre pays, l'organisation quotidienne d'un service hospitalier est
dictée, non par les principaux artisans de son fonctionnement, que
sont les personnels médicaux et paramédicaux, mais par
l'administration qui les chapeaute.
Depuis
mes débuts sur le terrain, cette bureaucratie hospitalière a
lentement dérivé vers une concentration des prises de décisions
par des agents non médicaux : cadres, services administratifs
déconnectés du patient, et directions financières.
Les
moyens nécessaires à une mission de soins, matériels et humains,
sont pourtant assez aisés à identifier lorsqu'on passe 10 heures
par jour en contact avec des patients.
L'évaluation
en est plus difficile vue d'un bureau où seuls les chiffres
d'activités (et le coût de la masse salariale, d'environ 75% du budget des hôpitaux publics) sont visibles.
Les
médecins représentent une ressource aujourd'hui raréfiée par les
effets du Numerus Clausus instauré au début des années 70 par les
autorités françaises. La volonté de l'époque de restreindre
l'offre de soins dérivait de l'idée qu'un médecin en activité
coûte à la société, et qu'en en limitant le nombre en
découleraient des économies de Santé.
L'absence
d'anticipation de la baisse de la démographie médicale mène
aujourd'hui à une situation de manque de généralistes et de
spécialistes sur la plupart du territoire.
Dans
ma spécialité par exemple, un tiers des arrêts d'activité pour
retraite ne sont pas compensés, et 40% des nouveaux installés ont
une formation et un diplôme étranger.
A
l'hôpital, les soins médicaux ne peuvent s'exercer dans de bonnes
conditions sans l'action des personnels infirmiers et agents
hospitaliers (secrétaires, aides-soignants,...).
La
conduite des équipes paramédicales a cependant été graduellement
orienté vers une polyvalence imposée par les directions, dans
l'objectif de rationaliser les moyens humains dans les
établissements, et de palier aux défauts et absences des
personnels.
Les
équipes infirmières ont été progressivement mutualisées dans des
« pools » opérationnels, formées sur le tas, individus
déployables à l'envie dans les divers services dans le besoin.
Ainsi, les pions de l'hôpital sont disposés par les cadres sur les
plannings hebdomadaires, éléments interchangeables à horaires de
travail variables.
C'est
oublier l'expertise nécessaire à la prise en charge spécifique des
malades, n'exigeant pas les mêmes compétences selon qu'il s'agit
d'effectuer un pansement d'amputé, la préparation d'une chirurgie
colique urgente, ou l'accompagnement d'un cancéreux en soins
palliatifs...
Simultanément,
la concentration géographique de l'offre de soins dans les plus
grands établissements, secondaire à la fermeture des hôpitaux
périphériques à faible activité, a poursuivi le même but
d'optimisation des ressources, au détriment d'une prise en charge de
proximité.
L'économie
de moyen ainsi estimée par les dirigeants a inévitablement conduit
à une fermeture de lits d'hospitalisation.
Pourquoi
maintenir 10 agents experts de soins par service, dans 10 services
différents, quand un « pool » de 90 infirmier(e)s suffit
à remplir les plannings ?
Pourquoi
laisser opérationnel un hôpital ou une maternité locale à faible
passage, alors que le centre hospitalier départemental met à
disposition les moyens nécessaires pour le territoire ? D'autant que
les praticiens compétents pour faire tourner les services se
trouvent de plus en plus difficilement...
Les
postes de soignants perdus lors de ces réorganisations n'ont bien
entendu pas été remplacés. Et le manque de personnel interdit de
facto l'accueil de malades à l'hôpital, même si physiquement une
chambre, un lit, un respirateur... sont disponibles dans la
structure.
Le
développement tant espéré des procédures ambulatoires s'est
jusqu'à présent heurté au vieillissement des populations (un tiers des séjours hospitaliers concerne des personnes de plus de 65 ans),
et à la faiblesse des infrastructures de soins de suite ou
d'hospitalisation à domicile.
En
France, les chiffres les plus récents annoncent une restriction de 100 000 lits depuis 20 ans dans les hôpitaux, pour un total de moins
de 400000 lits.
Dans
le même temps, pour des raisons démographiques simples, le nombre
de passages aux urgences hospitalières a doublé, passant de 10 à 20 millions par an.
Cette
gestion quantitative et non qualitative des ressources humaines de
l'hôpital a donc amorcé la détérioration des conditions de
travail de tous les acteurs de terrain de la santé publique. Et
engendré par la même occasion une dégradation de la qualité de la
prise en charge des patients : délais d'attente aux urgences ou
pour soins programmés, accès aux soins de proximité,...
La
question des moyens matériels des structures de soin publiques
mérite aussi d'être soulevée.
Dans
mon domaine d'exercice, comme dans la plupart des disciplines
médicales ou chirurgicales, les évolutions technologiques et
thérapeutiques ont très largement amélioré la prise en charge des
patients depuis 20 ans. Mais ces innovations ont un coût, qu'il
convient de justifier auprès des tutelles financières à chaque
investissement réclamé.
Le
bénéfice de disposer sur place d'un examen de pointe est alors mis
en balance avec les risques de passer à côté d'un diagnostic
invalidant ou grave en cas de non réalisation, ou de report de cet
examen. Ce sont souvent, au final, des considérations médico-légales
qui aboutissent à des décisions d'achat d'équipements, les
directions ne pouvant soutenir le risque de procédures judiciaires
par défaut de moyens de soins.
Pour
illustrer ce propos, je rappellerai ici que le délai moyen
d'obtention d'une imagerie IRM reste à plus d'un mois en France,
alors que les recommandations du plan Cancer 2014-2019 sont de 20
jours.
Sur
le plan des investissements matériels, les équipes médicales
demeurent aussi contraintes par les obligations de procédures
d'appels d'offres publiques, ralentissant les acquisitions et les
faisant parfois dévier de leur intérêt initial.
Alors
que dans le même temps, les décisions d'investissements immobiliers des centres hospitaliers, se chiffrant en centaines de millions
d'euros sur un territoire, échappent bien souvent à toute logique
de soins, et se passent de concertations avec les hommes et femmes de
terrain. Certaines signatures de contrats avec des entités étrangères semblent également très bien se passer de mise en
concurrence lorsqu'il s'agit de mission de « conseil » en
temps de crise sanitaire...
Cette
gestion comptable de l'hôpital public français, déconnectée des
besoins médicaux réels, a été sciemment dirigée par les
politiques de soins des dernières années.
Les
multiples organisations régies par le Ministère de la Santé en
France, qui orientent les décisions de terrain (HAS, DGS, DGOS,
ARS...), souffrent d'une vision purement administrative et
centralisée du travail hospitalier.
Les
usagers et les élus locaux sont amenés à exprimer leur avis avant
la fermeture d'un centre de soins périphérique, mais leurs besoins
de soins de proximité restent rarement écoutés. De même que la
voix des représentants médicaux ne porte que peu lorsqu'il s'agit
de déterminer le nombre de postes de futurs médecins en formation
ouverts à l'Examen Classant National.
L'Ecole des hautes études en santé publique de Rennes forme à la
responsabilité de directeur hospitalier des hauts fonctionnaires qui
n'ont souvent aucune expertise scientifique ou médicale, mandatés
avant tout pour équilibrer les crédits de fonctionnement de
structures dont ils ne connaissent que les chiffres. Leur avancement
se décide sur la stabilisation de la balance budgétaire durant les
quelques années où ils dirigent leur établissement.
Les
directeurs comptables du système ne se voient que rarement
contredits par la Commission Médicale d'Etablissement locale,
dernière instance d'expression accessible aux médecins. Ces comités
sont clairement affaiblis par le désintérêt de représentants
médicaux déjà bien accaparés par les soins, mais aussi parfois
orientés dans leurs ambitions hiérarchiques personnelles.
Pour
terminer le tour de table, les représentants des collectivités
locales conservent une place dans le Conseil de surveillance des
centres hospitaliers, mais semblent de peu de poids dans les
orientations financières validées au final par ce mille-feuilles administratif.
La
Santé ne s'achète pas.
Faisant
suite à la classique dotation globale allouée annuellement, le
financement des structures de santé par la tarification à l'acte, à
compter de 2008, a poussé la pression exercée sur les équipes de
soins vers l'augmentation des cadences et la sélection des gestes
rémunérateurs. Aux yeux des autorités et des directions, la
quantité prime maintenant sur la qualité des soins, déviant vers
la multiplication des bilans et interventions parfois injustifiés
(le « bénéfice » d'une césarienne par rapport à un
accouchement par voie basse peut être de 50% pour un établissement).
Il
est intéressant, avec le recul, de se remémorer que la mise en
place de la « T2A » est à mettre, entre autres, au crédit de notre Premier Ministre actuel.
Il
était pourtant prévisible que l'application de la logique
d'entreprise de production à la Santé, dans le but d'en diminuer
les coûts, constituerait une impasse.
La
« matière première » des soignants, c'est le Vivant.
La
maladie, la mutilation, la vieillesse, la dégénérescence, ne
peuvent être pondérées ou assimilées à des actifs, à du
capital. Le résultat d'un soin n'a pas de sens comptable, car
l'apaisement ou la guérison ne se jugent qu'aux bénéfices humains
individuels.
La
Santé ne s'achète pas.
Certes,
la notion de coût sociétal s'impose quand il s'agit de déterminer
les budgets de fonctionnement de la Santé publique, et ce poste ne
saurait souffrir plus qu'un autre de dépenses inconsidérées. Mais
savoir que la part des salariés non soignants, « têtes
pensantes » de l'hôpital, représente 1/3 des effectifs du Public en France (environ 25% chez nos voisins européens), laisse
imaginer la marge d'économie réalisable sans hypothéquer la
qualité des soins.
La
société française assume encore le choix d'une solidarité dans le
domaine de la prise en charge des services médicaux, via la Sécurité
Sociale, selon le principe du « chacun selon ses moyens, à
chacun selon ses besoins ». L'équilibre en demeure précaire,
mais il est hautement probable qu'une majorité de nos concitoyens
préféreraient conserver cet acquis que de le perdre.
Le
système actuel va néanmoins inévitablement être remis en cause par les dépenses engendrées par les choix de crise du moment.
L'impulsion libérale vers une couverture de Santé par des
organismes privés avait déjà été initié ces dernières années,
sans compter le déséquilibre croissant entre prélèvements sociaux
et répartition à mesure du vieillissement démographique.
L'épisode
du Covid aura sans nul doute favorisé la privatisation de la Santé à terme.
La
« guerre » sanitaire est déclarée
Lors
du premier pic de l'épidémie de mars 2020, le réel afflux de
malades vers l'hôpital a été précédé des plus sombres
prophéties d'effondrement des organisations hospitalières. La
menace d'un « tri de guerre » des victimes virales,
brandie par les politiques et certains professionnels, a imprimé
dans les consciences collectives la nécessaire acceptation du
confinement.
Ces
prédictions était-elles si fiables, pour des gouvernants au courant
de longue date de la saturation du système, qu'elles exigeaient
impérativement notre assujettissement ?
Les
restrictions généralisées de libertés, basées sur les
projections des capacités hospitalières, étaient-elles
inévitables ?
Ne
pouvait-on vraiment pas, comme chaque année, miser sur la résistance
de nos structures de santé, publiques et privées, pour absorber le
choc de cette pandémie ?
A
maintenant un an du début de cette crise, peut-on encore éprouver
la résilience des personnels hospitaliers ?
Au
printemps dernier, la Clinique dans laquelle j'exerce s'est vue, comme beaucoup d'autres, contrainte d'annuler toute activité programmée par l'ARS régionale,
dans l'optique de pouvoir assumer si besoin un flot de contaminés du
Covid (qui n'est jamais arrivé). Les personnels de soin ont été
placé en chômage partiel, les salles de bloc et les services ne
recevant plus que les rares urgences pendant les 2 mois d'alerte
sanitaire.
Les
lits d'hospitalisation du secteur privé n'ont ainsi été exploité
de façon optimale que dans de rares occasions, dans certains
départements métropolitains. La préférence donnée, à grands
renforts d'exposition médiatique, à des transferts inter-régionaux de patients dans les réanimations publiques, s'avère un choix
politique discutable. Tout autant que le report autoritaire et
indifférencié des soins habituels, chirurgies, chimiothérapies,
examens d'imagerie...
Si
la coordination des administrateurs de Santé responsables s'avérait
plus logique, les cliniques tiendraient leur plein rôle dans
l'épidémie.
Matériellement,
les problématiques d'approvisionnement initiales en protections
individuelles destinées aux soignants, par défaut d'anticipation
des autorités, doivent aussi servir de leçon. Même si cela a pris
du temps, la première poussée virale du printemps dernier a
démontré qu'il était quand même possible de se procurer des appareils de ventilation pour augmenter les capacités de prise en
charge dans les secteurs de soins intensifs.
Le
financement de ces équipements ne représente au final qu'une
fraction des coûts liés aux stratégies de soins défaillantes et aux restrictions d'activités imposées aux
français. A ce jour, par exemple, les seuls tests PCR de dépistage Covid ont coûté plus de 2.5 Milliards d'euros aux contribuables.
Dans
l'urgence, le manque de personnel spécialisé ne peut bien entendu
pas être compensé instantanément, surtout lorsque les équipes de
soins éprouvent déjà dans leur quotidien habituel les limites de
leurs possibilités. Mais les bonnes volontés existent partout parmi
les soignants et élèves en formation. Encore faut-il leur proposer
une reconnaissance appropriée.
La
proposition d'extension provisoire des horaires de travail durant les
pics épidémiques, avec la motivation d'une rémunération à
hauteur de la tâche accomplie (heures supplémentaires payés à
200% par exemple, encadrées sur une durée limitée), aurait été
plus appréciable pour les agents que des applaudissements chaque
soir aux balcons.
De
plus, la souplesse semblant dorénavant la règle des organisations
humaines à l'hôpital, les critères d'urgence autorisaient le
déploiement des salariés non experts des secteurs calmes vers les
services Covid, autour d'un noyau de compétences de terrain.
Enfin,
personnellement, et en ma qualité de médecin, si des circonstances
exceptionnelles représentent un risque national, je me considère
mobilisable dans tout domaine qui n'excède pas mes compétences
encadrées. Ce volontariat paraît d'autant plus applicable lors de
fermetures imposées de cliniques.
Dans
un contexte de « guerre », fut elle sanitaire, appelle
t-on à la mobilisation exceptionnelle des troupes, ou bien à
l'enfermement et à la soumission des populations ?
L'option
de « laisser faire » le virus, comme toute épidémie
saisonnière de l'époque moderne, mettait effectivement sous
pression un ensemble fragile mais maintes fois éprouvé. Mais force
est de constater que, dans l'urgence indéfiniment prolongée sur
l'année écoulée, peu d'efforts politiques ou financiers ont été
consacré à renforcer les structures d'accueil hospitalières. Les
conclusions démagogiques d'un énième « Ségur de la Santé »
n'ont débouché que sur une frustration encore plus grande des
agents, mais en aucun cas sur une promesse d'embauches ou de
consolidation des places existantes à l'hôpital.
Lorsque
cette crise sera derrière nous, et avant la suivante, il sera
légitime de questionner nos dirigeants passés et actuels sur leurs
responsabilités dans ce désastre : plus de 83000 décès à ce
jour, et le sacrifice des libertés, de l'éducation, du travail et
des loisirs des jeunes générations.
Auront-ils
la décence de reconnaître que l'abandon de la gestion de la Santé
aux administratifs et aux comptables constitue le germe des mesures
restrictives imposées ? Quel avenir veut on réserver à notre
Hôpital, et par extension à notre système de soins ?
Malmené
dans sa gestion politique et bureaucratique, l'Hôpital bénéficie
pourtant encore du socle fondamental adapté au soulagement des
atteintes humaines : l'abnégation, le dévouement et l'empathie
de ces soignants.
Qu'elles
que puissent être les orientations prises, les personnels dédiés
aux soins devront toujours être reconnus pour les valeurs humanistes
qu'ils véhiculent, et cette reconnaissance s'imposera comme triple :
matérielle,
par l'amélioration de leurs conditions de travail,
financière,
par des revalorisations salariales significatives,
et
stratégique, grâce à la légitime confiance qu'on redonnera à
leurs choix d'orienter l'organisation des soins.